Alberto Juantorena, le Pur Sang Cubain

Les doublés olympiques restent l’apanage de champions d’exception. Le doublé 400-800m à mi chemin entre sprint et demi-fond est synonyme d’un seul nom, Alberto Juantorena ! Cet exploit, le Cubain le réalise en 1976 aux Jeux de Montréal, en devenant également le premier athlète d’un pays non anglophone à gagner l’une de ces deux épreuves. Retour sur le parcours « del Caballo » (le cheval en espagnol) à la foulée puissante et démesurée de 2,70m.

Alberto Juantorena

Né le 3 décembre 1950 à Santiago de Cuba, Alberto Juantorena commence tardivement l’athlétisme. Jusqu’à l’âge de 20 ans, il voue toute son énergie au basketball où sa vitesse et sa grande taille (1,89m pour 84kg) font des malheurs.

Bien que très athlétique, il n’est cependant pas un joueur très technique. Les officiels cubains repèrent ses qualités de résistance et Alberto semble être bien plus prometteur en athlétisme, où les talents cubains manquent un peu. Lors d’un test, en chaussures de basketball, il court un 400m en 50’’8. Bien qu’adorant plus que tout le basketball, la raison d’Etat est plus forte et il débute l’athlétisme un peu à contrecœur.

Alberto Juantorena est un garçon déterminé et se lance à corps perdu dans l’athlétisme, il annonce un soir à son père : « J’ai un rêve et un objectif dans un coin de ma tête. Un jour je serai champion olympique ».

El Caballo : Un talent, mais aussi une force de travail impressionnante

Juantorena rejoint vite l’équipe nationale de Cuba, entraîné d’abord par Eneas Muños, puis par l’entraîneur polonais Zygmunz Zabierkowski, détaché à Cuba. El Caballo force le respect, il se donne tellement lors des séances de fractionnés qu’il est souvent au bord de l’effondrement. Parfois on le plonge dans des bacs de glace pour faire redescendre sa température du corps.

Les bons résultats ne tardent pas à venir. Alors qu’il n’a guère plus d’une année d’entraînement intensif dans sa jeune carrière athlétique, il participe aux Jeux de Munich de 1972 sur 400m. Il fera mieux que de la figuration, courant en 45 »94 en série, 45’’96 en quart de finale et 46’’07 en demi-finale, ratant la finale olympique de moins d’un dixième. Il sera élu « Rookie de l’année » du sport cubain, couronnant le jeune sportif le plus prometteur.

En 1973, Alberto Juantorena remporte les championnats du monde universitaires à Moscou sur 400m en 45’’36. L’athlétisme lui permet de voyager et découvrir le monde, cela l’encourage encore plus à s’entraîner. Le Cubain s’essaie sur un 800m, qu’il court en 1’49’’8.

En 1974, Juantorena réalise 1’48 au 800m mais c’est surtout sur 400m qu’il performe. En l’espace d’un mois il court en 45 »3 à Prague, 45 »3 à Milan, 46 » à Coblence, 45 »3 à Budapest, 44 »9 à Sienne, 44’7 à Turin. Le cubain sera cependant stoppé plus d’un an suite à une double opération aux mollets en décembre 1974 et en janvier 1975. Il refait son apparition en octobre 1975 aux Jeux Panaméricains à Mexico, et se place 2e en 44 »80.

Début 1976, son coach a une idée derrière la tête. Il sait qu’Alberto pourrait être excellent sur 800m mais que son poulain a une mentalité de sprinteur. Le double tour de piste est pour Alberto comme une course de fond. Zabierkowski lui demande alors de faire le lièvre sur un 800m à Cuba et tenter de tirer les autres coureurs le plus loin possible. Après un premier tour en 50’’ Juantorena pousse jusqu’à la ligne d’arrivée et ne sera pas rejoint, 1er en 1’46’’1 ! Zabierzowski jubile. « Tu sais, coach, peut-être que je pourrait courir quelques bons 800m ».

El Caballo réalise des chronos prometteurs sur 800m chez lui à La Havane, à savoir 1’47 »3, 1’46 »9 et 1’46 »4. Mais le monde du 800m s’émeut de ses performances lorsqu’il remporte le 800m du meeting de Formia (Italie) en 1’45 »2 devant Josef Plachy. Le Cubain qui était jusque là plutôt connu pour être le principal rival des américains sur 400m, se taille une place de prétendant à la victoire olympique sur 800m. Il court même en 1’44 »9, en mai, encore à La Havane, à l’issue d’une course dans laquelle il ne va pas au bout de ses possibilités. Les spécialistes du demi-fond le pensent encore trop inexpérimenté pour remporter un 800m olympique.

Alberto Juantorena en route pour un doublé inédit

El Caballo se lance alors dans son défi surhumain de gagner au cours d’une même édition olympique à la fois le tour de piste et le double tour de piste. Un défi à la frontière de la vitesse et de la résistance. A la frontière du sprint et du demi-fond.

Avant même le départ des séries du 800m, le kenyan Mike Boit, un des favoris, doit renoncer à cause du boycott de la majorité des nations africaines. Ce boycott, moins connu que ceux de Moscou et de Los Angeles, s’explique par la contestation des pays africains à la participation de la Nouvelle-Zélande qui avait envoyé peu de temps auparavant son équipe de rugby en Afrique du Sud, théâtre de l’Apartheid.

Les jeux de Montréal ne verront donc pas l’affrontement tant attendu du coureur de 400-800m face au coureur de 800-1500m.

Le 25 juillet 1976, première étape pour son hypothétique doublé, Alberto Juantorena prend ses responsabilités. Après 300 mètres en couloirs, comme le règlement le stipulait en 1976, le cubain se rabat en tête malgré l’opposition de l’américain Rick Wohluter, alors recordman du monde du 880 yards (1’44 »10) et du 1000m (2’13 »9).

Passage à la cloche en 50 »8, l’Indien Sriram Singh surgit alors en tête après un gros effort dans la ligne droite pour se placer à l’avant du peloton. Juantorena relance avant les 500m, Wohlhuter lui emboite le pas. Juantorena foulée ample et puissante, Wohlhuter foulée légère et sautillante. Dans le dernier virage l’Américain semble se décaler pour doubler le cubain, mais la puissance de Juantorena va l’emmener vers l’or olympique et le record du monde, en 1’43’’5. Wohlhuter termine même troisième, suite au retour du prodige belge Ivo Van Damme (1’43’’9). A seulement 22 ans, Ivo Van Damme remporte une seconde médaille d’argent quelques jours plus tard sur 1500m au terme d’une course très tactique.

En fin d’année, le Belge perd hélas la vie dans un accident de la route dans le sud de la France. A 22 ans, déjà double médaillé olympique, sa carrière lui promettait d’atteindre des sommets. La Belgique est orpheline du successeur de Roger Moens, ancien recordman du monde du 800m de 1955 à 1962.

JO de Montréal 1976, Alberto Juantorna suivi par Rick Wohlhuter et Ivo Van Damme

Pour réussir son défi, il reste au cubain la finale du 400m pour sa septième course en six jours.

Le favoris, c’est l’Américain Fred Newhouse qui participe à 28 ans à ses premiers Jeux Olympiques. Couloir 3, Newhouse sait qu’il doit partir rapidement pour que Juantorena couloir 2 ne puisse le rejoindre. Distançant dès les premiers mètres le cubain, l’américain passe au 200m en 21 »1 prenant deux bons mètres sur Juantorena. Au 300m il préserve son avance de 2 dixièmes en 31 »8. Il résiste, il résiste. A 50m du terme de la course, l’Américain est encore en tête.

Mais Alberto Juantorena a rendez-vous avec l’histoire ! El Caballo lance ses dernières forces dans la bataille. Grâce à sa puissance et sa résistance, le Cubain remonte sur Newhouse et réalise ce que personne n’avait accompli auparavant : un doublé 400-800m. Juantorena abaisse son record personnel de presqu’une demi-seconde, en 44 »26 (Newhouse termine en 44’40).

Ce sera son apogée sur 400m malgré une tentative de record du monde du tour de piste en 1978, à Medellin en Colombie, lors des Jeux centre-américains. A 1450 mètres d’altitude, sans opposition dans son combat contre le chronomètre, il s’adjugera un 44 »27 (insuffisant pour détrôner les 43 »86 de l’Américain Lee Evans).

400m et 800m de son mythique doublé

Juantorena encore invaincu sur 800m

Au 1er janvier 1977, le 800m retrouve son ancienne configuration, pour retrouver sa dimension tactique. Les athlètes se rabattent au 100m comme c’est le cas toujours aujourd’hui. Les Jeux de Montréal sont les seuls à avoir été couru avec 300m en couloir.

Le 21 août, lors des Universiades à Sofia en Bulgarie, sans réelle opposition, Juantorena s’attaque à son propre record du monde. Tel un contre-la-montre, il passe en 25 » au 200m, puis déjà seul en 51 »4 au 400m (contre 50 »8 à Montréal pour ses 1’43’’5) il passe en 1’17 »8 aux 600m. A 8 dixièmes de retard sur son record du monde, il termine en trombe, en bouclant les derniers 200m en 25 »6… pour terminer en 1’43 »4, nouveau record planétaire. Le second, Milovan Savic est plus de deux secondes derrières, juste devant le Français José Marajo. Juantorena devient le premier athlète à améliorer à deux reprises le record mondial du 800m !

Trois jours plus tard, Alberto Juantorena et Mike Boit qui ont souvent évité le duel, se retrouvent au départ d’un 800m à Zurich, devant 30 000 spectateurs. La course part vite et au 500m, les deux hommes lancent leurs forces dans la bataille. Au 600m Mike Boit est encore en tête, passage en 1’15 »6 (2 »2 de moins que le temps de passage de la marque de référence mondiale). Entre le 400m et le 600m Boit court en 26 ». Epuisé, il voit Juantorena le dépasser en fin de virage ! Mais Juantorena a lui aussi laissé beaucoup de forces et ne peut terminer les 200 derniers mètres qu’en 28 » pour franchir la ligne d’arriver en 1’43 »6.

Un duel Juantorena - Boit haletant !

Revanche début septembre, à Düsseledorf pour le 800m de la Coupe du Monde. A l’entame de la dernière ligne droite, Boit se décale pour doubler Juantorena. Mais le Cubain résiste ! Ils restent un bon moment au coude-à-coude, et c’est finalement le cubain, maillot bleu qui l’emporte sur le kenyan, maillot orange. L’écart est très mince. Le chrono est de 1’44 »04 pour Juantorena contre 1’44 »14 pour Boit. Pour un chrono proche du record mondial, on remarque que la course s’est courue en negative split (deuxième moitié de course plus rapide que la première, en 52 »3 puis 51 »7). La bagarre finale leur a permit de terminer les derniers 200 mètres en 25 »3 !

Pour l’anecdote, sur le 400m de cette même la Coupe du Monde, un faux-départ se produit mais les coureurs ne sont pas rappelés au départ. Alors qu’Alberto Juantorena s’arrête à la sortie des starting-blocks, la course continue et le Cubain repart alors pour terminer finalement troisième. Après réclamation, la course est recourue le lendemain et il remporte ainsi le 400m de la Coupe du Monde en 45 »36, pour un second doublé 400-800m.

Coupe du monde 1977 : Alberto Juantorena vs Mike Boit

Une fin de carrière entachée par les blessures

1977 sera la dernière année faste du cubain sur 800m. Il est désigné athlète de l’année en 1976 et 1977 par le célèbre magazine américain Track and Field News. En 1978, le Cubian fait même face à sa toute première défaite sur 800m, face à Mike Boit. Sa blessure récurrente au talon d’Achille le contraint à mesurer ses efforts. En 1979, il se blesse aux ischio-jambiers mais parvient à prendre la seconde place des Jeux Panaméricains sur 400m en 45 »24 et sur 800m en 1’46 »4. Pendant que se déroulent les Jeux Panaméricain de San Juan (Puerto Rico) début juillet, Sebastian Coe met une claque au record mondial du cubain en l’améliorant de plus d’une seconde (1’42 »33 contre 1’43 »44).

L’année 1980 sera l’année de ses derniers Jeux Olympiques. Les Jeux de Moscou sont importants pour Cuba puisque l’Union Soviétique est le principal allié de l’île des Caraïbes. Cependant sa préparation est terriblement entachée. En avril, il est opéré au tendon d’Achille à Leizig. Le temps presse, les Jeux de Moscou se tiennent fin juillet. Malgré cette préparation très perturbée, il prend la quatrième place du 400m en 45’’09, à 22 centièmes du podium. A l’issue de cette course contre la montre, il se montre lucide : « Une place en finale est déjà un succès inespéré pour moi. Je n’ai en effet disputé qu’une seule épreuve cette saison, un test médiocre sur 300 mètres, en 34 », à La Havane. Ma condition physique est encore précaire et je manque d’entraînement. »

Son dernier grand championnat se termine par un drame. Alors qu’il termine sa série et se qualifie aisément pour le tour suivant des premiers championnats du monde d’athlétisme, à Helsinki en 1983, il s’écroule après la ligne d’arrivée. En franchissant la ligne, il décélère et en passant dans l’herbe, sa cheville lâche sur la bordure de la piste. El Caballo est évacué sur une civière. Une tragique sortie de piste, pour son dernier grand championnat. Les Jeux de Los Angeles ’84 seront boycottés par les alliés de l’URSS, empêchant Juantorena de tenter un dernier coup sur 800m, malgré un encourageant 1’44’’8 durant l’année.

Juantorena hurle de douleur et quitte les mondiaux 1983 sur civière

Alberto Juantorena, vrai patriote, a toujours été enclin à hisser haut les couleurs cubaines aux Jeux Olympiques, Jeux Panaméricains et même aux premiers championnats du monde d’athlétisme. Proche des idées de la révolution cubaine, il ne s’est jamais mis en avant personnellement, préférant mettre en avant son équipe et le modèle du sport à Cuba. Premier Cubain médaillé d’or en athlétisme, il est désormais engagé dans les instances sportives de son pays et est aussi membre du CIO et de l’IAAF. Il a même été un temps ministre-adjoint des sports de Cuba. Depuis sa retraite sportive El Elegante de las pistas « court pratiquement chaque course sur route à Cuba, 5km, 10km, juste pour promouvoir le sport ». Alberto Juantorena reste le sportif le plus populaire à Cuba pour son parcours athlétique et son engagement au service de son pays.

« Soit fort… soit méthodique dans ta vie si tu veux devenir un champion »