Le KENYA au top du demi-fond mondial – de 1996 à 2012 (2)

Le demi-fond kényan se porte à merveille en cette fin de vingtième siècle, que ce soit sur la piste ou sur les terrains de cross-country. Cette domination est peut-être la plus flagrante chez les hommes en cross-country où seul deux titres par équipe ont échappé au Kenya de 1986 à 2011, grâce notamment au chef de file Paul Tergat. Pour finir le millénaire en apothéose, le Kenya a décidé de nous offrir, avec Daniel Komen et Noah Ngeny, deux chefs d’œuvre, deux records du monde quasi inatteignables.

Mais attention, les certitudes ne tiennent qu’un temps en athlétisme et ce n’est pas David Rudisha qui nous dira le contraire après avoir battu, douze ans plus tard, les 1’41’’11 du roi Wilson Kipketer… Le demi-fond et le fond kényan sont peut-être plus que jamais au sommet de la hiérarchie mondiale, si bien que l’on se demande même si le meilleur n’est pas encore à venir !

La première partie consacrée aux athlètes kényans s’était arrêté avec Ismael Kirui et sa grande adversité avec le rival éthiopien Haile Gebresselassie. Nous allons donc tout naturellement continuer notre tour d’horizon avec un autre adversaire du grand Haile, en l’occurrence Paul Tergat.

 

Paul Tergat, dans l’ombre du grand Haile

Paul Tergat ne le cache pas, sa préférence dans la course à pied s’est toujours portée vers le cross-country. «Le cross-country est ce que j’ai toujours préféré. C’était mon univers, ma passion. Avant que le la fédération internationale n’introduise le cross court en 1998, tous les athlètes de classe mondiale à partir du 1500m jusqu’au marathon étaient au départ de la même course »

Il faut dire que le gentleman, comme on le surnomme, n’a pas fait dans la dentelle lors les mondiaux de cross-country de 1995 (Durham) à 1999 (Belfast). Il a en effet surclassé ses adversaires lors de ces cinq courses et a rejoint par la même occasion son compatriote John Ngugi, dominateur dans la fin des années 80, au panthéon du cross-country : cinq victoires chacun à leur actif. A Vilamoura (Portugal) en 2000, il montera de nouveau sur le podium, mais cette fois-ci sur la troisième marche, en finissant à deux secondes du belge Mohammed Mourhit.

 La carrière de Paul Tergat est intimement liée à celle d’Haile Gebresselassie, vous allez comprendre pourquoi. Leur opposition commence en cross-country. En 1993, lorsque les kenyans s’accaparent les cinq première places mondiales, Gebresselassie est 7e, Tergat 10e. En 1994, Gebreselassie empêche Tergat de monter sur le podium pour seulement 4 secondes. Mais attention on ne l’y reprendra plus, ou du moins sur les terrains boueux. A partir de 1995, Paul Tergat ne sera plus inquiété par l’Ethiopien lors de ses titres mondiaux de cross-country (Gebre étant 4e en 1995, 5e en 1996 puis absent lors des suivants)

L’issue des duels avec Gebresselassie sur piste est radicalement différente, et même terrible pour Tergat. Après une 3ème place aux mondiaux de Göteborg ’95 lors d’un 10 000m remporté par l’Ethiopien, Paul Tergat se classera systématiquement second derrière l’inévitable Gebre, devenu son ami. 0 »83 d’écart aux JO d’Atlanta ’96, 1 »04 aux mondiaux d’Athènes ’97, 1 »29 aux mondiaux de Séville ’99 et enfin les infimes 0 »09 d’écart aux JO de Sydney ’00 au terme d’une ultime ligne droite d’anthologie. A Sydney, Tergat, démarre brusquement aux 250 mètres mais se fait grignoter dans les 50 derniers mètres. C’est d’ailleurs curieux de remarquer que les seules médailles d’or sur piste remportées par Gebresselassie sont celles qui ont vu Tergat échouer si près du but. Un porte bonheur en quelque sorte…

Mais Tergat n’est pas du genre à laisser Gebresselassie se parer d’or sans broncher. Il s’empare pour un peu moins d’une année du record du monde du 10 000m de l’Ethiopien à Bruxelles le 22 août 1997, pour devenir le premier homme sous les 26 minutes 30, en 26’27 »85. Bruxelles est décidément un lieu propice pour battre le record du monde de la distance. Après Emil Zátopek en 1964 (28’54 »2), Salah Hissou en 1996 (26’38 »08), on verra également en 2005 Kenenisa Bekele porter l’actuel record à 26’17 »53.

Paul Tergat n’excelle pas uniquement en cross-country et sur la piste mais également sur la route, qu’il privilégiera en fin de carrière. Dès 1998, il s’empare du record du monde du semi-marathon en 59 »17 à Milan. Ce record tiendra sept années, avant que Samuel Wanjiru ne l’améliore d’une petite seconde. En 1999 et 2000, il gagne les championnats du monde de semi-marathon qui se déroulent en fin d’année. En 2000, il s’attaque à la distance mythique du marathon et réussit plutôt bien son entrée sur une distance si particulière. Cette année là, il termine second des marathons de Londres et de Chicago. En 2002 il est second du marathon de Londres où Gebresselessie termine 3ème pour son premier marathon. Ce sera la dernière confrontation entre les deux hommes, qui aura vu l’éthiopien devant à 22 reprises contre seulement 3 pour le kényan.

Tergat engrange de l’expérience et s’attaque à Berlin en 2003 au record du monde. Pour cela il demande des lièvres sensés l’aider dans sa démarche. Un de ces lièvres, Sammy Korir, s’avèrera plus que redoutable. Tergat manque de se tromper de route non loin de l’arrivée et Sammy Korir revient très fort pour finir sur ses semelles à tout juste une seconde. Le chrono est sensationnel : 2h04’55, premier(s) homme(s) sous les 2h05 !!

Les JO d’Athènes ’04 seront ses derniers jeux olympiques. Manquant son ravitaillement personnel, il prend de l’eau trop fraiche et invoquera cette raison pour expliquer des crampes qui l’empêcheront de faire mieux que dixième. Bien que voulant participer aux JO de Pékin ’08, sa fédération lui préférera d’autres coureurs. Entre temps, Gebresselassie lui pique son record du monde du marathon en 2h04’26 sur le même marathon de Berlin, en 2007. Quand on vous avait dit que leurs carrière était intimement liées… Haile, très respectueux envers son ami Paul l’appellera après la course pour « s’excuser » de s’être emparé de son record.

 Parcourant régulièrement la sphère mondiale des marathons, il court son dernier marathon en 2009 au Japon en 2h10’22. Il termine sa carrière cette même année à 40 ans lors de la réouverture d’une course à Belgrade en Serbie. Il avait participé à toutes les éditions de cette course depuis son début en 1996 jusqu’en 1999, année de son arrêt après la guerre de Yougoslavie.

Daniel Komen, le fulgurant

Rappelez-vous un peu plus haut, le 22 août 1997 à Bruxelles, Gebresselassie est dépossédé de son record du monde du 10 000m par Paul Tergat. Au cours du même meeting Daniel Komen s’empare de l’autre record du monde de l’Ethiopien, celui du 5000m en 12’39 »74. Décidément ce soir là, les kényans auront jouer un bien mauvais tour à Gebresselassie…

Daniel Komen sera d’ailleurs surtout connu comme spécialiste des courses aux chronos. Ses deux victoires aux championnats du monde Junior de 1994 sur 5000m et 10 000m, ainsi que son titre mondial sur 5000m à Athènes ’97 ne seront presque qu’anecdotiques face à ses prouesses chronométriques. Ses records deviendront mythiques, presque intouchables.

 En particulier ses records mondiaux du 3000m. Le premier, celui du 3000m en plein air, il l’établit le 1er septembre 1996 sur la célèbre piste de Rieti en Italie. Komen court un détonnant 7’20 »67 pulvérisant l’ancien record mondial de Noureddine Morceli de 4 »44 !!! Certes la distance est moins couru que le 1500m ou le 5000m, mais quel coup de tonnerre ! Ce record ne sera d’ailleurs jamais approché, Hicham El Guerrouj étant le seul autre athlète sous les 7’25 avec ses 7’23 »09. Son second record mondial est le 3000m en salle à Budapest le 6 février 1998 avec un 7’24 »90, seulement 12 jours après le record du monde d’Haile Gebresselassie en 7’26 »15.

Autre record du monde toujours d’actualité, celui du 2 miles couru en 7’58 »61 en 1997 à Hechtel en Belgique. Il fut ainsi le premier homme sous les 8 minutes aux 2 miles, 43 ans après l’exploit de l’Anglais Roger Bannister, alors premier homme sous les 4 minutes au mile. Que les temps ont changé ! On court alors aussi vite pour une distance deux fois plus longue…

Noah Ngeny, deux ans de gloire

Un autre athlète possède de nombreux points communs avec Daniel Komen, il s’agit de Noah Ngeny. Tout d’abord leur faible nombre d’années en haut de l’élite mondiale. Mais surtout, ils partagent le fait de chacun posséder un record du monde sur une distance non olympique et qui tient toujours grâce à une performance réalisée sur la fameuse piste de Rieti en Italie.

Le jeune Noah Ngeny commence sa carrière par deux belles premières années sur le circuit européen avec pour meilleurs chrono en 1997 un 3’32 »91 à Monaco sur 1500m et un 3’30 »34 l’année suivante sur la même piste.

Son talent éclate au grand jour à Rome le 7 juillet 1999 lorsqu’il termine sur le mile à seulement 0 »27 du grand Hicham El Guerrouj qui bat alors le record du monde de Nourredine Morceli en 3’43 »13. El Guerrouj détient toujours ce record du monde et Noah Ngeny la seconde performance de tous les temps. Ngeny confirme sa forme du moment en courant le 17 juillet à Nice un 1000m en 2’12 »68 non loin du record du monde de Sebastian Coe couru en 1981 en 2’12 »18.

Le 24 août aux mondiaux de Séville ’99, Ngeny prend la seconde place du 1500m derrière le même El Guerrouj dans un chrono de 3’28 »73 à une seconde du marocain.

Mais surtout le 5 septembre 1999 à Rieti, Noah Ngeny réalise une course magnifique sur 1000m et offre à l’Afrique le seul record du monde en demi-fond qui lui résistait encore. Le lièvre passe en 49 »66 au 400m et l’emmène jusqu’aux 700 mètres. Après il doit se débrouiller tout seul. Il avale les 800 mètres en 1’44 »62 et termine comme il peut les derniers 200 mètres en 27 »34. Le chrono s’arrête en 2’11 »96 ! L’année 1999 est exceptionnelle pour Noah Ngeny qui parvient également à courir six fois sous les 3’30 au 1500m. Hicham El Guerrouj sait qu’aux JO de Sydney 2000, il devra se méfier du kényan s’il veut s’offrir le seul titre qui manque encore à son palmarès.

Le 11 août 2000, Noah Ngeny prouve sa forme du moment en battant son record personnel du 1500m à Zurich en 3’28 »12, alors qu’El Guerrouj confirme son statut de favoris en gagnant la course en 3’27 »21. Hicham El Guerrouj, avec ses records mondiaux du 1500m, du mile et du 2000 m est le favori incontesté, d’autant plus qu’il enregistra une seule défaite durant l’olympiade post-Atlanta (contrairement à une erreur répandue, une olympiade désigne les quatre ans entre deux jeux olympiques).

Lors de la finale à Sydney, Hicham El Guerrouj reçoit l’aide de son compatriote Youssef Baba jusqu’aux 800 mètres passés en 1’54 »77. Il accélère progressivement à un rythme qui doit lui permettre de lâcher ses adversaires. Mais suivent les deux kenyans Noah Ngeny et Bernard Lagat ainsi que le français Mehdi Baala. L’impensable se produit alors, Noah Ngeny se décale dans la dernière ligne droite et vient doubler le grand Hicham pour l’emporter en 3’32 »07, record olympique. Quel coup de tonnerre sur les Jeux de Sydney ! El Guerrouj est deuxième en 3’32 »32, Lagat est troisième en 3’32 »44.

Ce sera là le dernier grand fait d’arme de Noah Ngeny qui connaitra fin 2001 un accident de voiture au Kenya qui lui laissera quelques séquelles. Dès lors la machine est enrayée et au cours de ses nouvelles apparitions il ne parvient pas à redescendre sous les 3’33 au 1500m. Noah Ngeny ne peut défendre son titre en 2004 bien que réalisant 3’33 »38. Triste fin. Mais comment oublier son fabuleux record du monde du 1000m et sa victoire face au maître Hicham El Guerrouj à Sydney…

Le Kenya, véritable nation du Steeple

Dans la première partie consacrée au Kenya, nous vous avions parlé de la tradition du 3000m steeple au Kenya. Après le triplé aux JO de Barcelone ’92, les kényans en réussissent un second, aux mondiaux ’97 avec Wilson Boit Kipketer, Moses Kiptanui et Bernard Barmasai. Les 3 kényans sont côtes à côtes dans la dernière ligne droite et Wilson Boit Kipketer l’emporte d’une courte avance en 8’05 »84 devant ses deux compatriotes crédités du même temps : 8’06 »04.

Wilson Boit Kipketer, l’autre « Wilson Kipketer »

Le 13 août 1997 au meeting Weltklasse de Zurich, le public du Letzigrund est déjà conquis. Haile Gebresselassie vient de porter le record du monde du 5000m à 12’41’’86, et le danois Wilson Kipketer vient de porter celui du 800m à 1’41’’24. Mais la soirée est loin d’être terminée puisqu’un peu plus tard, Wilson Boit Kipketer améliore le record du monde du 3000m steeple d’un dixième : 7’59’’08. En l’espace de 70 minutes, trois records du monde ont ainsi été établit dans ce véritable temple du demi-fond. Le record mondial de Wilson Boit Kipketer sera éphémère et ne durera que 11 jours avant que Bernard Barmasai ne l’abaisse en 7’55 »72, comme nous l’avions déjà évoqué dans la première partie.

Wilson Boit Kipketer même s’il possède un certain talent et le même nom que l’ex recordman du monde du 800m exilé au Danemark, n’a cependant aucun lien de parenté avec celui-ci. Wilson Boit Kipketer sera tout proche de se parer à nouveau d’or en terminant second lors des mondiaux de Séville ’99 à 0 »33 du kényan Christopher Kosgei (8’11 »76) et lors des JO de Sydney 2000 à 0 »34 de Reuben Kosgei (8’21 »43) qui gagnera également à Edmonton ’01.

En fait la réussite kényane sur le 3000m steeple est insolente. C’est bien simple, depuis 1968 le Kenya a remporté chaque médaille d’or sur 3000m steeple (hormis en 1976 et 1980 à cause du boycott du Kenya). Et la série tien toujours grâce à Ezekiel Kemboi (2004 et 2012) et à Brimin Kipruto (2008).

Ezekiel Kemboi, Brimin Kipruto : deux destins liés

Esekiel Kemboi a trois ans de plus que son compatriote Brimin Kipruto et c’est logiquement Kemboi qui fait parler de lui en premier. Esekiel Kemboi termine second des Jeux du Commonwealth de Manchester ’02 derrière le kényan Stephen Cherono puis second des Mondiaux de Paris 2003 derrière le qatari Saif Saaeed Shaheen. En réalité Esekiel Kemboi échoue face au même homme, Cherono étant devenu entre temps qatari pour devenir celui que l’on connait mieux sous le nom de Shaheen. Ce dernier fera partie de la longue liste d’éxilés dont nous parlerons dans la notre troisième partie consacrée au Kenya.

C’est en 2004 aux Jeux d’Athènes que Brimin Kipruto et Ezekiel Kemboi deviennent camarades de podiums. Encore un triplé kényan, désormais une habitude. Ezekiel Kemboi l’emporte en 8’05 »81 devant Brimin Kipruto en 8’06 »11 et Paul Kipsiele Koech en 8’06 »64. Aux Mondiaux d’Helsinki ’05 Kipruto doit encore s’incliner face à Esekiel Kemboi lui même de nouveau devancé par Saif Saaeed Shaheen.

Mais Brimin Kipruto prendra sa revanche aux Mondiaux d’Osaka ’07 d’une manière magistrale. Il l’emporte avec plus de trois secondes d’avance en 8’13 »82, devant Esekiel Kemboi en 8’16 »94 et Richard Mateelong en 8’17 »59.

Encore mieux, à Pekin ’08, c’est lui qui permet au Kenya de conserver son invincibilité olympique sur 3000m steeple. Et dire qu’il s’en est fallu de peu pour qu’un Français encore inconnu ne vienne perturber la domination kenyane. Mahiedine Mekhissi-Benabbad termine fort et n’échoue qu’à 0 »15 de Brimin Kipruto qui l’emporte en 8’10 »34. Juste derrière on retrouve de nouveau en troisième position Richard Mateelong. Ezekiel Kemboi n’est que 7ème.

A Berlin ’09, les circonstances sont étonnamment comparables. Encore un Français monte sur le podium, en l’occurrence Bouabdellah Tahri qui s’arrache après la dernière barrière pour devancer de 0 »08 Paul Kipsiele Koech. Richard Mateelong monte encore sur le podium, sur la seconde marche. Et cette fois, c’est Ezekiel Kemboi qui l’emporte alors que Brimin Kipruto est 7ème. C’est la finale la plus rapide de l’histoire, les quatre premiers se trouvant entre 8’00 »43 et 8’01 »26. A partir 2009, Esekiel Kemboi est entraîné par le meilleur steeplechaser de l’Histoire Moses Kiptanui.

Le 22 juillet 2011, alors que les speakers annoncent très tardivement au public l’incroyable performance qu’est en train de réaliser Brimin Kipruto, celui-ci échoue à seulement un petit centième du record du monde de Saif Saaeed Shaheen, dans le chrono de 7’53’’64. Esekiel Kemboi devient dans cette course le 6ème meilleur performeur de l’histoire, en 7’55’’76.

Un mois plus tard, aux mondiaux de Daegu 2011, Esekiel Kemboi prend le meilleur sur Brimin Kipruto, Mahiedine Mekhissi et Bob Tahri. Il conserve ainsi son titre mondial, avant d’enchaîner sur un nouve au titre olympique à Londres 2012, devant Mahiedine Mekhissi qui le prend dans ses bras à l’arrivée. Esekiel Kemboi devient le seul athlète de l’histoire à devenir champion olympique du 3000m steeple à deux reprises.

La tradition du 800m est elle aussi bien perpétuée

On a parlé d’une tradition de steeple, véritable  fleuron du sport kényan mais le 800m est également un grand pourvoyeur de médailles. Après Mike Boit, Billy Konchellah, Paul Ereng, William Tanui, et bien sûr le roi Wilson Kipketer parti sous d’autres cieux en Scandinavie, on retrouve dans les années 2000 de beaux spécimens kényans sur le double tour de piste.

Wilfred Bungei, le pur sang

 Le premier à éclore est Wilfred Bungei. A vrai dire il peut compter sur des gènes de champions. Dans sa famille on retrouve Wilson Kipketer qui est son petit cousin ainsi que Henry Rono qui est le cousin de sa mère. A 20 ans, Wilfred Bungei se classe cinquième des sélections kenyanes pour les JO de Sydney. L’année suivante il explose au plus haut-niveau. Il termine second des Mondiaux d’Edmonton ’01 en 1’44 »55 derrière le suisse André Bucher en 1’43 »70 et parvient à courir à Zurich dix jours plus tard en 1’42 »96. L’année suivante sera pour lui synonyme de record personnel en 1’42 »34, à seulement 0 »02 de la meilleure performance mondiale de l’année établie par Wilson Kipketer. De 2003 à 2005 Wilfred Bungei devient le meilleur performeur mondial de l’année mais ne peut faire mieux que 5ème à Athènes ’04 et 4ème à Helsinki ’05, juste derrière William Yiampoy avec qui il battra, pour le compte du Kenya, le record du monde du 4x800m en 2006 à Bruxelles en 7’02 »43.

En 2007, aux championnats du monde d’Osaka on assiste à une course très lente, avec un passage à la cloche en 55 »08 et en 1’22 »18 aux 600 mètres. Bungei ne termine que 5ème alors que son compatriote Alfred Yego l’emporte en 1’47 »09 le chrono le plus lent en grand championnat depuis plus de 50 ans. Les deux premiers se tiennent en 0 »01 alors que les six suivants se tiennent en 0 »19. Même la finale du 100m est moins serrée !

Wilfred Bungei, souvent malheureux en grands championnats, commence à régresser au niveau chronométrique et mise gros sur les Jeux Olympiques de Pékin ’08. Il se présente à Pékin en n’étant plus descendu sous les 1’44 depuis 2 saisons. Mais cette fois-ci il emmène la course comme il l’entend. Il mène de bout en bout, en 53 »35 aux 400 mètres, 1’19 »17 aux 600 mètres, pour finir en 1’44 »65 sans avoir vraiment été inquiété. Bungei rapporte au Kenya son premier titre olympique sur 800m depuis 16 ans (William Tanui à Barcelone) et le troisième de son histoire (avec Paul Ereng en 1988).

 Dans cette finale olympique du 800m, Alfred Yego s’arrache sur la fin pour venir chercher une médaille de bronze. Yego, petit gabarit, fait de son finish dans la dernière ligne droite son point fort. Cela lui permet encore de décrocher une médaille aux Mondiaux de Berlin ’09, en argent cette fois-ci. Le sud-africain Mbulaeni Mulaudzi l’emporte en 1’45 »29 devant Alfred Yego et Yusuf Saad Kamel, ex-kenyan devenu Bahreïnien, tous deux crédités de 1’45 »35. Deux semaines plus tard, lors du traditionnel meeting de Rieti, Alfred Yego améliore son record personnel en 1’42 »67, terminant second d’une course derrière un certain David Rudisha qui fait déjà sensation avec ses 1’42 »01, nouveau record d’Afrique.

David Rudisha, le premier sous les 100 secondes au 800m ?

 Nul ne sait où s’arrêtera David Rudisha… à 1’40 »91, ou pourquoi pas sous la barrière des 1’40, soit cent secondes… En réalité avant lui personne n’aurait pu ne serait-ce penser à cette barrière des cent secondes… Un pur fantasme ! Le record du monde de l’ex-kényan Wilson Kipketer semblait déjà sur une autre planète, mais David Rudisha aura bousculé toute les certitudes en 2010 et en 2012. Du haut de son mètre 90, il interroge par son semblant de facilité sur une distance où l’acide lactique tétanise le commun des mortels. Ce relâchement est sa force, puisque sur 800m, toute crispation se paye chère dans les derniers hectomètres.

 Les spécialistes l’avaient déjà remarqué en 2009 lorsqu’il était le premier non qualifié pour la finale des Mondiaux de Berlin sur 800m. Mais c’est surtout à Rieti qu’on avait pu voir véritablement l’étendu de son potentiel lorsque cela s’est joué d’un rien pour qu’il aille rejoindre Sebastian Coe, Joaquim Cruz et Wilson Kipketer au panthéon des athlètes en 1’41, la faute à deux petits centièmes de trop. Mais ce ne sera que partie remise.

 En début d’année 2010, il effectue une tournée en Australie où il en profite pour s’offrir un joli record personnel sur 400m en 45 »50. En l’absence de grands championnats mondiaux, David Rudisha écume les meetings de la nouvelle Diamond League. Début juin, il court en 1’42 »04 à Oslo puis en 1’41 »51 en juillet à Heusden-Zolder. La fusée est en route… Le 22 août à Berlin, il demande à son lièvre Sammy Tangui de passer en moins de 49 » à la cloche pour sa « première véritable tentative de record du monde ». Rudisha passe en 24 »1, 49 »1, 1’14 »54 pour terminer en 1’41 »09 et se payer le luxe d’effacer des tablettes l’ancien kényan devenu danois Wilson Kipketer.

Alors que le Kenya vient de décrocher son tout premier record du monde du 800m, David Rudisha remet le couvert une semaine plus tard sur son stade fétiche de Rieti. Aux 600 mètres il est sensiblement sur les mêmes bases (1’14 »59) mais termine plus fort, en 1’41 »01, pile une seconde de mieux que l’année précédente sur cette même piste. Sur l’ensemble de l’année 2010 David Rudisha aura couru 10 fois en moins de 1’43 »5 !

 Le chef d’œuvre de David Rudisha est son titre de champion olympique à Londres, assorti d’un record du monde en 1’40’’91 en menant de bout en bout. Cet exploit est à revivre sur Culture Athle : « David Rudisha dans la légende« .

Le Kenya peut être fier de son nouveau bijou, fils de Daniel Rudisha, médaillé d’argent du 4x400m aux Jeux de Mexico ’68. Il est le fruit de toute la tradition de demi-fond kényane et notamment de son entraîneur irlandais Colm O’Connell qui a formé entre autres Peter Rono et Wilson Kipketer.

Eliud Kipchoge, qui surprend El Guerrouj et Bekele

La première saison d’Eliud Kipchoge au plus haut niveau commence en 2003. Dès le début d’année il devient champion du monde junior de cross-country à Lausanne. Fin juin, le voilà déjà sous les 13 minutes au 5000m, en courant en 12’51 »61 à Oslo juste derrière Kenenisa Bekele et Sammy Kipketer. Malgré son jeune âge il parvient à décroché son billet pour les Mondiaux de Paris 2003 grâce à une troisième place aux sélections kényanes.

Alors qu’on attend le duel Hicham El Guerrouj – Kenenisa Bekele pour le titre mondial du 5000m, Eliud Kipchoge va venir créer la surprise en s’imposant de justesse en 12’52 »79 (record des championnats), devant le Marocain en 12’52 »83 et l’Ethiopien en 12’53 »12. El Guerrouj avait pourtant pris les devant à deux tours de l’arrivée et semblait s’envoler vers la victoire…

Mais si le kenyan a pu compter sur un certain effet de surprise au stade de France, les deux cadors que sont El Guerrouj et Bekele savent qu’ils devront se méfier d’Eliud Kipchoge pour les Jeux d’Athènes ’04. En début d’année 2004 aux Mondiaux de cross-country à Bruxelles, Eliud Kipchoge est quatrième du cross long à plus de vingt secondes du podium 100% éthiopien. Début juillet à Rome, il court l’excellent temps de 12’46 »53 et devient le quatrième meilleur performeur de l’histoire.

A Athènes, lors de la finale olympique du 5000m, Hicham El Guerrouj s’impose d’un tout petit dixième d’avance sur Kenenisa Bekele pour l’emporter en 13’14 »39 et aller chercher le doublé 1500-5000m. Eliud Kipchoge est troisième en 13’15 »10 mais n’a pourtant pas démérité, en prenant la tête à 4 tours de l’arrivée pour n’être dépassé qu’aux 4800 mètres. Cinq jours plus tard, il court un 3000m à Bruxelles dans le très beau chrono de 7’27 »72.

En 2005, après avoir été cinquième des Mondiaux de cross-country à Saint-Galmier à seulement 3 secondes du podium, on se dit que le titre mondial du 5000m lui est promis après la retraite de El Guerrouj et  l’alignement de Bekele sur le seul 10 000m. Il n’en sera rien et Eliud Kipchoge ne montera même pas sur le podium où figure sur la plus haute marche son compatriote Benjamin Limo. Il n’est en fait pas loin du tout, à seulement 0 »08 du troisième, l’Australien Craig Mottram, et à 0 »23 du second, l’Ethiopien Sileshi Sihine éternel second de Bekele sur 10 000m.

En 2007, Eliud Kipchoge bat son record personnel du 10 000m en 26’49 »02 mais à Osaka ’07, il trouve un nouvel obstacle sur son chemin, en la personne de l’ex-kényan Bernard Lagat qui l’empêche de rééditer sa victoire de Paris ’03. La course étant très lente, cela présente un gros avantage pour le néo-américain déjà auréolé du titre mondial du 1500m quatre jours plus tôt. Il s’impose en 13’45 »87 contre 13’46 »00 pour Kipchoge.

La finale olympique du 5000m de Pékin ’08 ne ressemble pas à toutes les autres finales très serrées où a prit part Eliud Kipchoge. Cette fois-ci le podium est net et sans bavure, Kenenisa Bekele s’empare du record olympique en 12’57 »82 devant Eliud Kipchoge en 13’02 »80 et un autre kényan Edwin Cheruyot Soi en 13’06 »22. Le quatrième est à quatre secondes du podium et le cinquième à dix secondes.

Place à une nouvelle génération prête à perpétuer la tradition

On l’a déjà vu avec David Rudisha, la jeune génération kényane est carrément décomplexée et montre qu’on pourra compter sur elle dans les prochaines années. Plus jeune d’un an que Rudisha, Asbel Kiprop, né en 1989, est lui déjà champion olympique, sur 1500m. Mais ce titre olympique garde un goût amer. Il ne sera pas monté sur la plus haute marche du podium olympique dans le nid d’oiseaux de Pékin, la faute à Rashi Ramzi, contrôlé positif à l’EPO CERA, qui sera déclassé peu après les Jeux. Ce déclassement permettra également au français Mehdi Baala de monter pour la première fois de sa carrière sur un podium olympique.

Asbel Kiprop dont le prénom signifie « déterminé » fera tout pour laisser sa trace dans l’histoire du demi-fond kényan. Après une victoire chez les juniors aux Mondiaux de cross-country 2007, deux quatrièmes places mondiales sur le 1500m à Osaka ’07 (à 0 »20 du 3ème, le kényan Shedrack Korir) puis à Berlin ’09 (à 0 »27 du 3ème, l’ex-kényan Bernard Lagat), Asbel Kiprop s’est offert en 2010 la première édition de la Diamond League sur le 1500m/mile.

Aux mondiaux de Daegu 2011, dans une course tactique Asbel Kiprop termine le dernier 800m en moins de 1’50 pour l’emporter en 3’35’’69 devant Silas Kiplagat, 3’35’’92. Alors qu’il est favoris pour les jeux olympiques de Londres après avoir couru 3’28’’88 à Monaco, il termine dernier de la finale du 1500m remportée par Taoufik Makhloufi. Né en 1989, Kiprop a encore de beaux jours devant lui.

 

Un autre jeune à avoir briller aux JO de Pékin ’08 est Samuel Wanjiru. Bien plus que briller, il a même offert au Kenya sa toute première médaille d’or olympique de l’Histoire sur le marathon. Il entre donc dans le palmarès des premières médailles d’or après Neftali Temu (10 000m), Kipchoge Keino (1500m), Amos Biwott (3000m steeple), John Ngugi (5000m) et Paul Ereng (800m).

Mais à Pékin, Samuel Wanjiru n’était déjà plus un inconnu. On le connaissait surtout sur le semi-marathon. En 2005 à Rotterdam, à officiellement 18 ans, il s’emparait pour une petite seconde du record du monde de Paul Tergat en 59’16. Peu après, en 2006, Haile Gebresselassie s’empare du record en 58’55… pour une courte durée puisque Samuel Wanjiru reprend son bien durant l’année 2007, l’améliorant même par deux fois jusqu’en 58’33 à La Haye aux Pays-Bas. Son temps de référence ne résistera pas à l’érythréen Zersenay Tadese, 58’23 en 2010.

Ses débuts sur marathon s’effectuent au marathon de Fukuaka en décembre 2007 dans le très joli temps de 2h06’39. Pas mal pour un début… Moins de neuf mois plus tard et avec seulement trois marathons dans les jambes, il devient champion olympique à Pékin dans le chrono de 2h06’32, fracassant le record olympique du Portuguais Carlos Lopes de près de 3 minutes. Le record olympique du portugais datait de 1984 et personne n’était alors redescendu sous les 2h10 lors d’un marathon olympique.

Le 15 mai 2011, Samuel Wanjiru trouve la mort chez lui dans des circonstances assez floues, d’une chute de son balcon. Il n’avait pas encore vingt-cinq ans, et rêvait de descendre un jour sous les 2h au marathon. Le premier ministre kenyan, Raila Odinga, soulignait que « la mort de Samuel Wanjiru n’est pas seulement une perte pour sa famille et ses amis mais une perte pour le Kenya dans son ensemble et pour le monde de l’athlétisme tout entier ». Culture Athle lui a rendu hommage dans un article retraçant sa vie : « Samuel Wanjiru, un champion parti bien trop tôt« .

 

Un autre jeune athlète a frappé les esprits dans le monde de la course à pied, en fin d’année 2010. Retenez son nom : Leonard Patrick Komon. Alors qu’il obtient de très bons résultats en cross country (2e des Mondiaux ’08, puis 4e en 2009 à 1 » du podium, et encore 4e 2010), il stupéfie dans les courses sur route. En septembre 2010, il est le premier coureur à courir en moins de 27′ sur 10km sur route, dans un stratosphérique 26’44. Deux mois plus tard, il bat le record mondial du 15km en 41’13… On ne peut dire jusqu’où il ira et on aimerait bien le voir plus tard monter sur semi-marathon ou sur la distance reine du marathon.

Pour terminer sur le potentiel et la domination kényane sur la route, les statistiques suivantes (à fin 2010) valent mieux qu’un long discours : dans les 10 meilleures performances mondiales de tous les temps on retrouve 9 kényans sur le 10km, 8 kényans sur le semi-marathon et 9 kényans sur le marathon… et encore sur ces 3 distances, Haile Gebresselassie s’interpose entre eux.

 

Le Kenya est donc définitivement devenu la nation numéro 1 de la course à pied. Pourtant les grands champions kényans ne sont pas toujours médiatisés comme ils devraient l’être, à l’image d’un David Rudisha. Après avoir mis en lumière les coureurs kényans de 1964 à 1996 dans l’article « à la conquête du demi-fond« , puis de 1996 jusqu’à aujourd’hui dans l’article « au top du demi-fond mondial », nous terminerons notre tour d’horizon par les expatriés et les athlètes féminines qui ont tardé à s’imposer sur le devant de la scène internationale.